Un témoin clé, qui a assisté à la fusillade, elle n'avait que 11 ans à l'époque et son père faisait partie des personnes exécutées au Mur.
Elle était là, présente, loin des lieux de replis - Un témoignage poignant.
RAYMONDE D'ISERNIA
Elle avait 11 ans.
… un soldat allemand nous mettant en joue avec sa mitraillette
Je suis née en 1933 à Valréas. Mon père, Louis d’Isernia, avait créé un cartonnage-imprimerie rue du Berteuil. Mon frère Jean, de dix ans mon aîné et ma mère l’aidaient dans son activité.
Mon père, engagé volontaire au cours de la guerre 14-18, avait très mal vécu la capitulation de la France puis son occupation par l’armée allemande.
En 1942, mon frère part pour les chantiers de jeunesse, au SAPEY (près de Grenoble), puis début 1943, le service du travail obligatoire (STO) étant institué, il refuse de partir et se cache pendant quelques temps, avant de pouvoir reprendre le maquis, ce qui n’était pas une chose aisée.
Peu à peu, la résistance s’organise, mon père a des contacts avec le Pasteur Seignol, et Amédée Tena, il s’engage dans la lutte clandestine. Il est amené rapidement à imprimer des tracts nuitamment, puis des permis de conduire et divers « laissez-passer » nécessaires à la résistance dans la région.
Le 6 juin 1944, le débarquement des Alliés en Normandie est accueilli avec une immense joie. Je me souviens de l’ambiance qui régnait à la maison, j’avais le sentiment que la guerre était finie.
Le 8 juin 1944, au matin, les maquisards armés occupent la ville, mon père sort de la clandestinité et les rejoint ; il est chargé d’organiser le service du ravitaillement dans Valréas, avec transport par camionnettes sur les différentes positions.
À partir de ce moment-là, mon père fait de courtes apparitions à la maison, il est préoccupé et inquiet.
Le samedi 10 juin, mon père demande à ma mère de m’emmener pendant quelques jours à Grillon, dans la famille Boyer, engagée dans la résistance.
Le dimanche 12 juin, nous nous dirigeons vers Grillon, à bicyclette ; nous arrivons à hauteur d’un barrage où les maquisards armés, enthousiastes, échangent quelques mots avec ma mère qui les exhorte à la prudence ; dans le groupe, je reconnais le fils de nos voisins, Alfred Buey.
Tout au long de la journée, il n’est question que de l’occupation de Valréas et de la crainte d’une attaque allemande. Un avion, « le mouchard » survole la région.
Le soir, ma mère, très angoissée, décide d’aller à Valréas dès le lendemain matin. Elle refuse de m’emmener, mais devant mon insistance, accède à ma demande.
Le 12, en fin de matinée, nous partons à bicyclette pour Valréas où nous arrivons vers 12 heures. À ce moment-là, la sirène sonne, nous nous rendons à la Cantine pour retrouver mon père. Et nous voyant, il dit : « vous arrivez au mauvais moment, nous attendons l’ordre de repli. » Il nous fait servir à manger et l’attente se poursuit.
Vers 13 heures, l’ordre de repli, enfin donné, nous montons à l’avant d’une camionnette conduite par Pierre Bouchet, mon père est à l’arrière, faisant la navette entre les véhicules ; la colonne se dirige vers Nyons. Très vite, nous devons opérer un demi-tour, une estafette à moto nous annonçant l’arrivée des Allemands, ; j’ai su plus tard que la moto était conduite par M. Mège (blessé).
Je ne saurais dire le temps qui s’est écoulé avant que la fusillade ne commence ; Pierre Bouchet était descendu du camion, ma mère et moi étions restées dans la cabine, figées par la peur. Pierre Bouchet est revenu vers nous, nous a dit de descendre et de nous sauver. Je suis descendu la première, je me suis engagé dans le fossé bordant la route, courant à demi courbée, je me suis jetée à plat ventre ; ma mère, qui me suivait, s’est couchée sur moi pour me protéger.
Le bruit des tirs était infernal, l’air irrespirable, je pensais que nous allions mourir là.
Soudain, une phrase prononcée en allemand nous fait relever la tête ; un soldat allemand nous mettant en joue avec sa mitraillette nous fit signe de nous relever. Nous n’avions pas le choix ! Il nous fit avancer en direction de Valréas jusqu’à hauteur d’un fossé dans lequel il y avait des prisonniers, parmi eux se trouvait mon père.
Nous sommes restés là pendant des heures, sous un soleil de plomb, avant que l’on nous conduise dans Valréas, au « Portalon », devant la maison Autajon. À hauteur du Tivoli, j’avais aperçu un homme mort sur le sol (j’ai su par la suite qu’il s’agissait de Julien Salard.).
Il y avait des Allemands partout, sur des camions, mangeant et riant, prenant des photos.
Peu de temps après, nous avons vu arriver un groupe de jeunes maquisards, attachés en rond, les uns portant des armes autour du cou, les autres, leurs chaussures ; je ne les connaissais pas tous, je me souviens avoir reconnu René Hubert.
Un officier allemand portant de nombreuses décorations s’est approché de ce groupe ; il s’exprimait avec violence, avec des gestes menaçants que je compris aussitôt. J’ai dit à ma mère : « ils vont tuer les jeunes pris les armes à la main, je ne veux pas voir cela ». Je pensais que ceux qui avaient été arrêtés sans armes seraient épargnés. (mon père avait réussi à se débarrasser de son revolver.)
Nous avons vu passer un camion roulant en direction du monument aux Morts, à l’arrière duquel se trouvait mademoiselle Chambon.
Les Allemands ont donné l’ordre aux prisonniers, dont mon père faisait partie, de marcher en direction du monument aux Morts ; mon père s’est alors tourné vers nous et, de la main nous a fait signe de ne pas suivre ; nous avons laissé passer la colonne, mais un soldat allemand fermant la marche nous a intimidé l’ordre de suivre.
À hauteur de la Société Marseillaise se trouvaient des officiers allemands auxquels ma mère s’est adressée, disant : « ma fille est fatiguée, je voudrais m’arrêter un moment. ». À notre grande surprise, l’un des officiers dans un excellent Français, nous rassurant sur le sort de mon père arrêté, précisant : « ils sont conduits à la gendarmerie pour vérifications de leurs papiers, attendez là ».
Nous nous sommes assises sur un banc et avons attendu ; le calme était revenu autour de nous.
Soudain, des coups de feu ont retenti et nous avons tout de suite compris que les Allemands exécutaient les maquisards que nous avions vu arriver. Très vite, d’autres coups de feu éclatèrent, nombreux et presque ininterrompus. C’était l’horreur !
Nous nous sommes avancées vers le café Gachet, une femme était devant l’entrée parlant à un homme qui arrivait du Monument aux Morts. Il était bouleversé, il a dit : « ils les ont tous tués. ». C’est ainsi que nous apprîmes la mort de mon père.
J’ai voulu apporter mon témoignage qui rejoint ceux déjà recueillis. Même 57 ans après cette tragédie, il m’a été extrêmement difficile de le faire.
Juin 2001 – Raymonde d’Isernia